- VILLE - Ville et politique
- VILLE - Ville et politiqueLa différenciation dans l’occupation de l’espace que manifeste l’existence de la ville est inséparable des différenciations qui affectent l’organisation sociale dans son ensemble. La ville est une forme d’appropriation de l’espace: de son espace propre comme de l’espace extérieur. En tant que telle, elle dépend de ce qui caractérise et définit les conditions de toute appropriation et donc, en dernier ressort, du mode de production. La disparition de la propriété collective de la terre, qui existait dans les petites communautés, entraîne des changements qui concernent à la fois la différenciation de l’espace et celle des appareils de régulation et de contrôle social: le centre spatial est un centre politique. Les différents modes d’appropriation de l’espace, comme les divers types d’urbanisation et d’urbanisme qu’ils impliquent, sont associés à des formes «politiques» spécifiques.1. La ville et l’ÉtatLa ville-ÉtatLa ville-État est définie comme la ville dans laquelle l’agglomération des hommes et des biens se constitue en collectivité qui possède un gouvernement autonome, exerçant son pouvoir sur l’agglomération et, le plus souvent, sur des territoires moins densifiés et moins hétérogènes. La ville-État est un corps souverain, quel que soit le type de son gouvernement. Les hommes qui y sont réunis forment une société particulière, individualisée et personnalisée, où un nouveu mode de propriété, d’occupation, et d’usage de la terre, introduit de nouveaux rapports sociaux et de nouveaux modes de communication. La ville, qui est rassemblement d’hommes et de choses, n’est possible qu’à un certain niveau de surplus et de réserve des richesses. Dans les lieux de «densification», la terre est alors utilisée en grande partie pour autre chose que la production agricole. La terre devient sol et terrain: on y établit des entrepôts, des ateliers, des temples, des citadelles, des palais. La qualité et la structure de l’espace changent. La ville-État est caractérisée par la concentration des richesses et des hommes, par la spécificité de l’instance politique et par l’autonomie du corps politique constitué à l’égard des autres collectivités. C’est ce qu’on nomme une «société globale». Les cités grecques antiques sont des villes-États par excellence.La ville dans l’ÉtatÀ la ville-État s’oppose la «ville dans l’État», c’est-à-dire la ville qui cesse d’être «globale» et souveraine, pour devenir un appareil partiel de l’organisation politique. Elle peut garder une indépendance relative ou la perdre totalement. La société globale – nation ou empire – est alors pourvue d’un État qui exerce son pouvoir, diversement, sur l’espace territorial tout entier y compris sur les villes. Cet État comporte des organes spécifiques d’administration du territoire, dans son ensemble et dans ses différentes parties. Il existe des circonscriptions territoriales, dont les noms mais aussi les caractéristiques changent avec les pays, et qui peuvent être administrées de façons extrêmement diverses, la forme du gouvernement local étant mise à part. Ici apparaissent tous les degrés de la centralisation ou de la décentralisation: depuis l’administration totale et directe par les fonctionnaires des services centraux de l’État à partir des centres nationaux ou par délégation sur place, jusqu’à l’autonomie interne de collectivités locales plus ou moins confédérées, ces collectivités pouvant être des villes reconnues comme corps politiques. Il est souvent arrivé que: «la polis , de cellule politique, est devenue rouage administratif» (D. Nöor). Bien entendu, il existe des relations entre les institutions politiques locales, les autres appareils d’État et l’État lui-même. Ces relations sont plus ou moins déterminées et plus ou moins flexibles, mais il y a toujours un minimum d’articulation. On pourrait dire qu’en fait les municipalités sont des appareils d’État qui disposent d’une certaine autonomie administrative. Abstraction faite du type de gouvernement (oligarchie, démocratie), les modes d’articulation des organes de gestion locale et de l’État, pris globalement et dans ses parties, peuvent être et ont été réellement très divers. Et il ne faut s’en tenir ici ni à la désignation immédiate de ces organes (commune et municipalité par exemple), ni à la formalisation juridique qui en est faite. En effet, le mot de «commune», par exemple, a été appliqué à des réalités politiques et sociologiques fort variées. La «commune» urbaine du XIXe siècle – unité administrative bien définie du reste par le Dictionnaire de l’Académie comme «division du territoire français administrée par un maire et un conseil municipal» – est bien différente de la «commune» française du XIe et du XIIe siècle, qui a été «une association jurée, formée par les habitants ou un groupe d’habitants d’une ville ou de villages fédérés, pour se protéger contre leurs oppresseurs et se prêter aide mutuelle» (C. Petit-Dutaillis, 1947). L’administration par une instance locale d’une circonscription territoriale, telle une ville, n’a en soi aucune réalité ou valeur spécifique; elle est compatible avec des organisations très différentes de l’État, et sa réalité sociologique dépend essentiellement de ses relations avec cette organisation. L’administration municipale dans le système féodal n’a que peu de rapports avec celle qui existe dans les sociétés de capitalisme avancé.On peut donc dire que l’institution politique locale (municipalité) n’est pas tout et n’est pas l’essentiel. Dans toute organisation politique, et notamment celle qui implique un État plus ou moins centralisé, les «institutions politiques» se définissent, dans leur réalité sociale, par leurs pouvoirs respectifs, légitimes et effectifs. Le pouvoir ainsi compris n’est pas une possibilité formelle, un droit impotent , mais une capacité réelle d’action. Ce qui fait du pouvoir une capacité réelle, permettant d’exercer une fonction sociale, dépend également de la structure de l’État et de ses rapports avec la société. Ainsi l’un des problèmes de l’heure est-il bien celui de l’impuissance relative des municipalités: leur champ d’action est limité en partie du fait d’une restriction par l’État des affaires qui sont de leur ressort, mais surtout en raison de la faiblesse des moyens dont elles disposent: financiers, techniques, par exemple. Dans une intense période d’urbanisation, les moyens les plus puissants échappent aux sociétés urbaines. Ce n’est plus aux princes ou aux sénateurs, dont la richesse était relativement attachée à un territoire, que revient la responsabilité de faire les villes, de les agrandir et de les embellir: c’est à l’État et au capital délocalisé. Ainsi, la dépendance confère à l’institution municipale, dans ce qui est pourtant de son ressort et de ses prérogatives, une façon nouvelle de jouer son rôle. Ce n’est pas tant la sphère du politique urbain qui s’est réduite que les modalités mêmes de l’administration municipale qui ont changé. On administre plus de choses, mais on les contrôle moins.La vie politique des villes n’est pas sans rapport avec la place des institutions locales dans l’organisation politique de la société. La vie politique réelle dépend bien souvent du type de relation de la ville à l’État et, par là, du rôle et de la fonction réelle de l’institution politique locale. L’avenir d’Athènes était l’affaire des citoyens d’Athènes: enjeu politique de taille et aussi possibilité pour les gouvernants d’intervenir dans le champ politique où cet enjeu se situe; d’où l’intérêt des gouvernés pour le gouvernement. La vie politique prend un sens, elle se développe et, sur la base du déterminant économique, devient une dominante sociologique. La lutte politique est au cœur de la cité. Qu’en est-il lorsque, en rapport avec un système social où l’économie domine toute la vie sociale, le politique local perd de son pouvoir réel et de son poids? L’enjeu, alors, n’est pas moins important – c’est toujours l’avenir de la ville –, mais il est hors de la portée du gouvernement local. L’apathie politique dans les villes est un phénomène de structure: il ne suffit pas d’invoquer le caractère formel de la démocratie urbaine, car toute démocratie dans une société de classes, et quelles que soient les classes, est «formelle», c’est-à-dire apparente, sans que cela nuise nécessairement à la lutte politique!2. Forces et structures de la politique urbaineDans une société globale, ou formation sociale, autre qu’une cité-État, la structure sociale interfère avec la structure spatiale de cette société. Non seulement les classes ne sont pas réparties également sur tout le territoire, mais leurs actions et leurs pouvoirs sur les différentes divisions territoriales ne sont pas les mêmes: une classe dominante économiquement et dirigeante politiquement ici ne l’est pas nécessairement là . Aussi, les structures socio-politiques peuvent varier selon la taille et le type de ville. Il est possible que, dans certaines divisions territoriales, une classe qui n’est pas dominante ou dirigeante au niveau de la société globale le soit localement.L’échelon politico-administratif, c’est-à-dire celui de l’étendue à administrer, joue ici un rôle essentiel. Les institutions ou appareils qui contrôlent et règlent l’ensemble du territoire ne sont pas de même niveau que ceux qui administrent une fraction restreinte de l’espace. Or, une classe peut, dans la société nationale, avoir en main partiellement les appareils de niveaux inférieurs et être tout à fait en dehors des appareils qui ont des pouvoirs sur des étendues plus vastes. En France, aujourd’hui, le champ politique urbain ne fait pas seulement intervenir des forces et des structures locales mais aussi des forces et des structures qui sont extérieures à la localité et qui ne sont liées qu’indirectement aux instances politiques locales. Si on se place dans une perspective historique, on peut dire que les restes d’un ancien champ politique urbain participent très fortement à la structuration du champ actuel. Il n’y a pas seulement relation de forces et de structures différentes, il y a hétérogénéité des forces et des structures, donc possibilité de contradictions. L’interférence du local et du global est étroitement liée à celle du passé et du présent. Toutefois, malgré l’hétérogéniété et les contradictions du champ politique urbain, il existe dans les villes françaises des «dominantes» socio-politiques qui permettent de les classer. Bien entendu, cette typologie doit prendre place dans une vue dynamique et dialectique: les États ne doivent pas cacher les processus. On peut distinguer trois types de ville, sur le plan socio-politique: la ville à dominante archéo-bourgeoise, la ville à dominante bourgeoise et la ville à dominante néo-bourgeoise. Les forces et les structures archéo-bourgeoises, bourgeoises et néo-bourgeoises existent, se manifestent et entrent en relation dans toutes les villes françaises, mais la structuration du champ politique prend un autre caractère et revêt un sens différent dans les trois types de ville.Les structures archéo-bourgeoisesLes «archéo-bourgeois» sont un groupe à la fois social et local, composé des propriétaires des petites et moyennes entreprises industrielles et commerciales ainsi que des membres des professions libérales traditionnelles (médecins, hommes de loi, par exemple), auxquels s’ajoutent souvent des propriétaires fonciers ayant leur résidence en ville. À l’échelle nationale, les pouvoirs économiques et politiques de cette couche sont restreints: elle n’est ni dominante ni dirigeante, même si elle participe au contrôle des appareils nationaux de l’État. Les structures municipales traditionnelles sont bien adaptées au jeu politique archéo-bourgeois. La fonction de la municipalité est en effet d’administrer le «patrimoine» communal, de veiller à la sécurité des habitants, et de leur offrir les commodités qui sont en rapport avec l’état de la civilisation, le degré de la richesse locale (et donc de l’imposition), et le consensus sur les besoins légitimes. Ce type de ville est aujourd’hui travaillé par des contradictions dont l’enjeu est de plus en plus grave; son champ politique, où apparaissent les forces bourgeoises et néo-bourgeoises, est lui aussi de plus en plus conflictuel. Le repli vers les phantasmes de l’idéologie «municipaliste» est le signe d’une situation politique pourrissante. C’est que la répartition traditionnelle des rôles entre les appareils politiques ne répond ni à la réalité sociale ni à la réalité économique du monde urbain.La ville bourgeoiseLa ville bourgeoise, qui est bien représentée par les villes industrielles du XIXe siècle, se survit aujourd’hui dans un certain nombre de grandes villes. La structure sociale est ici plus différenciée: la classe supérieure urbaine est celle des possesseurs des grands moyens de production locaux (industrie, commerce de gros ou «négoce», propriété foncière, urbaine et rurale, banque). La ville bourgeoise est le lieu par excellence de la ségrégation sociale, culturelle, politique et, bien entendu, spatiale. L’intégration collective n’est plus qu’un mot. L’une des structures bourgeoises les plus contraignantes est relative à la signification de l’espace urbain que rien n’a encore remis en question dans les structures néo-bourgeoises de la planification urbaine. L’espace prend une valeur essentiellement «marchande»: la ville devient un ensemble de «terrains» voués à la spéculation. La politique des municipalités bourgeoises se réduit à la gestion des intérêts économiques de la classe bourgeoise. Dans le traitement de l’espace, le premier rôle est réservé à l’immeuble et au propriétaire. À la municipalité reviennent, entre autres, l’hygiène publique, la protection des biens, la voirie. Ce qui laisse facilement place au «taudis».La ville néo-bourgeoiseLes villes qui sont à dominante néo-bourgeoise par leur structure sociale, leurs fonctions économiques, leur rôle dans l’État et leurs dimensions elles-mêmes sont les villes les plus fortement marquées par le capitalisme avancé. Ces villes, si l’on peut dire, caractérisées par le gigantisme (des millions d’hommes rassemblés sur de vastes étendues) sont en relation étroite avec l’économie organisée du «capitalisme des managers» (dans d’autres sociétés les managers sont remplacés par la bureaucratie «politique» et la bureaucratie «économique»). La classe supérieure locale est la même que la classe dominante et dirigeante sur le plan national. Elle est composée des équipes de direction des grandes entreprises publiques et privées et des divers organes de l’administration d’État. La vie politique laisse apparaître des tensions multiples dans le bloc dirigeant et des variations dans les alliances. La classe bourgeoise ancienne a encore une puissance qui n’est pas négligeable – ce qui explique, par exemple, le rôle de la «droite classique» à Paris –, les membres de l’archéo-bourgeoisie sont souvent en guerre avec les technocrates et les bureaucrates. Néanmoins, le jeu politique ne ressemble plus au jeu traditionnel et s’accommode mal des structures archéo-bourgeoises du gouvernement local. L’esprit de la planification, nécessaire à ces vastes aires urbaines en croissance rapide, joue un rôle d’autant plus important que la nouvelle classe dominante localement est acquise, par sa participation même au capitalisme avancé, à l’idée d’organisation et de contrôle «rationnel» du développement. Certes, elle ne peut rompre avec le «marché» et la valeur marchande des «parcelles»; elle cherche, à travers diverses fluctuations, à concilier l’économisme spatial (le rôle du «marché» libre dans l’urbanisme) avec l’organisation de l’espace urbain et l’orientation de son développement, comme elle tente de maintenir le rôle d’un gouvernement local tout en donnant un rôle croissant aux instances nationales de la planification. Et il est vrai qu’elle aboutit sur beaucoup de points à des transactions au moins provisoires: il y a une «planification urbaine» en France, avec tout un arsenal de lois et de règlements, avec des pouvoirs et des effets très réels. L’espace néo-bourgeois est un espace tout à la fois marchand et planifié, qui est saisi comme un ensemble de «sols» (une des pièces de la planification est du reste le «plan d’occupation des sols»).La vie politique urbaine est aujourd’hui caractérisée par l’interférence de structures et de forces, dissemblables et souvent opposées, d’origine, de situation et de finalités diverses et parfois contradictoires. Si ces structures et ces forces interviennent de façons variées dans les villes, selon leur dominante propre, elles restent toujours présentes dans le champ politique urbain. À la complexité et à l’enchevêtrement qui règnent dans chaque ville s’ajoute donc, au niveau national, une diversité de situation (typiques et particulières) qui fait du «politique» urbain un monde difficile à saisir. Les tensions et les chevauchements sont multiples et naissent de l’existence dans une même société de structures et de forces morphologiques, sociales, culturelles, politiques correspondant à des âges, à des modes de production et à des systèmes politico-administratifs distincts. La planification urbaine, ses institutions et ses voies d’action, quelles que soient ses variations, et même si elle est réduite et adaptée aux exigences de l’heure et aux nécessités des situations politiques, n’en reste pas moins associée à des structures et des forces tout à fait différentes de celles qui sont en étroite relation avec le gouvernement local tel qu’il a été déterminé au moment de la Révolution française de 1789. Cependant, certaines forces et structures sont actuellement en train de s’imposer aux dépens d’autres et d’accroître leur pression sur elles. Ce sont celles du monde néo-bourgeois dont la prépondérance est bien visible. Il est en voie d’accommoder à ses propres lois et buts les anciennes formes politiques qui gardent les mêmes noms mais se modifient profondément dans leur réalité sociologique. Un des traits de l’activité propre à la sphère néo-bourgeoise, c’est le renforcement du rôle de l’État, et notamment de ses organes centraux, en liaison avec la concentration économique et la domination du capital monopolistique . Le destin quotidien des citadins leur échappe de plus en plus: ils cessent peu à peu d’être les citoyens d’une ville.Le paradoxe de la politique urbaine aujourd’hui, c’est que, dans le moment même où la vie et les luttes politiques urbaines proprement locales perdent de leur importance et de leur valeur, le monde urbain et les problèmes de l’urbanisme prennent une place privilégiée et apparaissent comme des lieux stratégiques des changements de civilisation. La ville est en question, en tant que réalité collective et corps politique, au moment même où nous découvrons que notre vie est étroitement attachée aux formes de l’espace. Le «dépérissement de l’État» semble donc une condition du retour au «politique concret », c’est-à-dire à la démocratie locale: administration des choses de leur vie commune par une libre société d’hommes égaux, à la fois gouvernants et gouvernés. En effet, la prépondérance de l’économisme et de l’État moderne rend l’espace urbain plus abstrait , moins chargé de vie et d’usage collectif; elle efface progressivement les bases réelles de la vie sociale locale en détruisant les communautés locales elles-mêmes. L’aliénation politique des villes apparaît comme une aliénation anthropologique. L’utopie d’une réappropriation de l’espace implique le contrôle de leur espace d’«habiter», c’est-à-dire d’un certain nombre de leurs conditions d’existence et de co-existence , par les habitants eux-mêmes. Les structures d’utilisation de l’espace sont inséparables des structures de communication entre les hommes. Toutefois, l’homme d’aujourd’hui n’est pas rivé à une ville, et les diverses localités sont profondément interdépendantes: l’isolement et l’autarcie n’ont pas de sens. Le temps des «cités» est révolu; les solutions du passé ne sont pas adaptées au monde actuel et à son avenir; le particularisme local, de source archéo-bourgeoise, est exclu. Mais l’organisation de l’espace de type néo-bourgeois, étatique et technocratique, et le règne bourgeois de la valeur marchande sont mis en question. L’humanité, grâce à ces classes montantes et à ses groupes innovateurs, saura-t-elle répondre au défi qui lui est jeté par les conditions actuelles du développement économique, technique et social? Saura-t-elle réaliser une synthèse nouvelle et originale du particulier (le local) et de l’universel (ce qui relie les lieux singuliers)? C’est la question politique fondamentale.
Encyclopédie Universelle. 2012.